
CHAPITRE VI
Visage-Pâle semble fatigué ce matin. Il m’apparaît encore plus évanescent que d’habitude. J’ai un furieux désir de le secouer, de le réveiller, de voir la colère, la peur, la joie animer son visage.
– Et alors ? demande-t-il.
– Et alors ? J’ai envie de tout casser sur votre bureau répondis-je calmement, au bout de quelques secondes.
Et là, c’est la surprise du chef.
– Vous gagneriez quoi à passer à l’acte ? dit Visage-Pâle.
Je suis stupéfaite : il a pris pour argent comptant ce qui n’était qu’un défoulement verbal. Pour possible, ma vision purement symbolique de son bureau saccagé. Mais qu’est-ce qu’il est con ce type ! Vraiment, je n’en reviens pas ! Il a dû être drôlement traumatisé dans sa jeunesse. Par sa mère sûrement. Au moins, me voilà fixée quant à l’opinion que peut se faire visage-Pâle sur certains aspects de ma personnalité. Il n’y a plus qu’à souhaiter qu’il n’ait jamais à se prononcer en tant qu’expert auprès des tribunaux, sur une affaire où je serais impliquée !
Bon ! Il faudra faire avec.
– Sans transition, j’aimerais vous parler de l’irruption de Brutus, dans ma vie dis-je à Visage-Pâle.
Je pense aussitôt, comment ça sans transition ? Il n’y en a pas besoin. Nous sommes au contraire, au cur du sujet, car Brutus est la violence.
Je regarde Visage-Pâle hermétique. Plus convivial, tu meurs !
Ma vue balaie le demi-tour de la pièce et ne trouvant rien ou s’ancrer, finit par s’évader au-dessus du toit de l’immeuble d’en face. Je monologue.
– Ce soir-là, je rentre du boulot dans ma vieille 4 CV bleu ciel. Je constate que les freins sont bizarres, car il faut « pomper » un maximum. Deux semaines plutôt, j’avais organisé une surprise-partie pour fêter ma majorité, en compagnie de copains et copines du lycée.
Lorsque la voiture franchit le portail de ma Mère-Grand, j’aperçois un jeune homme qui semble attendre. Plutôt bien bâti, il a un visage de brute, comme taillé à la hache. Une chemisette nouée sur le ventre et un short blanc l’habillent.
Je reconnais un copain de classe de mon frère aîné, parti cinq ans plus tôt comme engagé. À cette époque, l’armée, représentait souvent la solution miracle au problème de l’échec scolaire.
Par politesse, et sans grand enthousiasme, je l’invite à entrer, pensant qu’il est venu rendre visite à mon grand frère, absent pour le moment. Ma Mère-Grand nous sert un rafraîchissement. M. Hef, arrive de son travail. Brutus lui raconte qu’il vient de rentrer au pays, qu’il cherche du boulot et qu’il est venu voir ce que je suis devenue.
À notre étonnement, M. Hef nous propose à brûle-pourpoint de l’accompagner au Prisunic où il prétexte, avoir quelques achats à effectuer.
Pas une seconde, je ne soupçonne, qu’en quelques minutes, il a tramé une machination contre moi. Si j’avais refusé de sortir ce soir-là, peut-être qu’il aurait renoncé à ses sombres desseins. Peut-être pas ! Une chose est sûre, il sait qu’il agit mal car il n’ose pas parler de ses projets devant sa mère. Une autre chose est certaine aussi. Il est diablement pressé, car il n’attend pas l’opportunité d’une deuxième rencontre avec Brutus. M. Hef s’est rendu compte que mon manque d’enthousiasme ne va pas déboucher sur une deuxième chance pour lui, de se débarrasser de moi.
Je ne me souviens plus de ce que nous avons fait dans le supermarché. Je nous revois à la sortie, remontant une petite rue en pente, adjacente au magasin, dans laquelle M. Hef a garé sa voiture.
Brusquement, sans préambule, il se tourne vers Brutus.
– Vous ne voulez pas épouser ma fille ? Si vous êtes d’accord, je vous la « donne » dit-il d’un trait.
Il y a un moment de stupeur, doublé chez moi d’incrédulité. Puis tout se fige autour de moi, dans la rue. Ma vie continue au ralenti. Je me sens sonnée, anesthésiée, groggy. Je n’ai pas encore mal. J’espère que tout va s’arranger. C’est un malentendu. J’ai sûrement compris de travers. Monsieur Hef va dire qu’il a fait une plaisanterie idiote.
– Mais Monsieur, je ne peux pas épouser votre fille. Je vous rappelle que je n’ai pas de boulot. De plus je n’ai pas encore envisagé de me marier répond Brutus.
M. Hef, n’a visiblement pas prévu ce cas de figure, car il paraît désarçonné, un court instant. Il faut reconnaître qu’il n’a pas eu beaucoup de temps pour préparer son coup. Il a tout misé sur l’appât d’une vie facile pour l’étranger.
En réalité, il ne s’est pas trompé sur ce dernier, il a juste méconnu une autre facette de sa personnalité : la méfiance. En fait, Brutus croit qu’on lui offre un cadeau empoisonné. Il faut le comprendre, il n’a rien demandé, lui, et voilà qu’on lui propose une vraie jeune fille, sans bec-de-lièvre, même pas bancale et avec un métier en plus. Pour Brutus, il y a un « lézard », c’est sûr.
M. Hef qui n’a pas l’intention de renoncer si vite à son projet, insiste.
– Mais ma fille, elle, travaille. Vous voyez bien, il n’y a aucun problème. Elle s’est même acheté une chambre à coucher complète
Je n’entends pas la suite de l’argumentation. Je suis morte de honte pour M. Hef et morte de dégoût pour moi.
L’expression chambre à coucher fait resurgir dans ma mémoire, une scène qui s’était passée quelques jours plus tôt. Entrant dans ma chambre en coup de vent, j’avais trouvé la fiancée de M. Hef assise sur mon lit les jupes retroussées. Son fiancé, accroupi, caressait et embrassait les jeunes cuisses offertes. Son comportement prenait un sens. Désirant se marier au plus vite, avec « la jeunesse » qui avait l’âge de sa fille aînée, il n’avait rien trouvé de mieux, que de me « donner » une deuxième fois.
Je ne sais plus comment nous sommes rentrés à la maison. Ma Mère-Grand, alertée par ma mine défaite, me demanda ce qui se passait. Je lui répondis que son fils m’avait proposée en mariage à l’étranger et je montais m’enfermer dans ma chambre et dans mon désespoir.
Je les entendis se disputer violemment.
– Comment as-tu osé faire çà à ta fille ? Tu n’en avais pas le droit. Elle est majeure, travaille, et vit chez moi. Elle ne dépend de toi d’aucune manière. Tu es un monstre.
Elle le suivit jusque dans la chambre qu’il occupait au rez-de-chaussée et je n’entendis plus le reste de la conversation.
Je n’ai jamais eu d’échos de l’incident de la part de mes deux frères, ni à ce moment-là, ni par la suite.
J’ai eu beau tourner et retourner la question cent fois dans ma tête, je n’ai jamais trouvé de justifications au comportement de M. Hef même si la cause était évidente. En quoi, son prochain mariage rendait à ses yeux, si urgent, la nécessité de me trouver un mari merdique.
Des décennies plus tard, croisant sa route par hasard, j’ai voulu savoir.
-Pourquoi m’as-tu proposée en mariage à ce type ? lui ai-je demandé à brûle-pourpoint. Il a évité mon regard.
-Je ne me souviens de rien a-t-il répondu tout simplement.
Il faudrait être de la plus mauvaise foi, pour affirmer que l’inconnu représentait pour M. Hef le gendre idéal, dont tous les pères rêvent pour leur fille. C’est évident, il n’agissait pas dans mon intérêt. Il ne voulait pas mon bonheur, il voulait être sûr, avant de convoler, que j’irai bien en enfer.
– Mais vous aviez la possibilité de dire non, tout de même. Vous étiez majeure, intervient Visage- Pâle.
– Je voulais le punir dis-je, faisant fi de toute logique.
– Vous savez bien que c’est faux ! C’est vous, que vous punissiez, remarqua Visage-Pâle.
Je ne lui réponds pas, mais je me parle à moi-même. Il a raison. Je punissais « la petite donnée » incapable de susciter l’amour de son papa et j’espérais du même coup, que la punition de la « grande donnée », soit tellement exemplaire que M. Hef finisse un jour par s’apercevoir qu’il m’avait bannie deux fois, pour une faute qu’il avait commise lui : me donner la vie.
Une décennie et demie plus tard, j’ai pensé qu’il avait peut-être tenté de réparer ce qu’il m’avait fait en écrivant une lettre au Procureur de la République. Il lui demandait de me porter secours. Il désirait que le magistrat me sorte de l’enfer où il m’avait mise.
Je regarde Visage-Pâle impassible, et je reprends mon monologue.
– M. Hef se marie quinze jours plus tard et moi-même, le mois suivant, avec l’étranger.
Les jeunes mariés sont allés en lune de miel je ne sais où, et se trouvent à la maison de ma Mère-Grand, le matin de mon mariage. J’embrasse la vieille dame en larmes (elle, par moi).
– Ne quitte pas la maison sans demander la bénédiction de ton père me dit-elle en me poussant vers sa chambre.
Je vais lui dire adieu, complètement absente, comme morte. Il aurait encore pu changer le cours de nos destinées
En fait, je vais disparaître de sa vie et de la mienne pendant quatorze ans.
Il m’avait appris deux choses, de manière indélébile : serrer très fort les dents et ne compter que sur moi-même.
Au don du Père, de sa Fille, au mauvais Esprit, ainsi soit-il.
– Ce sera tout pour aujourd’hui dis-je à Visage-Pâle en lui tendant son chèque.
A suivre…