Par Par Didier Jacob:
« Tu sens la pute »…
García Márquez passe ses vacances en famille, à Sucre, et approfondit sa connaissance du corps féminin.
On l’appelait Nigromanta. Elle allait fêter ses 20 ans à Noël, et avait un profil d’Abyssine et une peau chocolatée. Au lit elle était joyeuse. Elle jouissait par saccades voraces et elle avait de l’amour un appétit qui ne semblait pas humain tant il était endiablé.
Le premier assaut nous rendit fous. Son mari, un géant avec une voix de petite fille, comme Juan Breva, avait été officier de police chargé du maintien de l’ordre dans le sud du pays, et il avait la mauvaise réputation de tuer des libéraux à seule fin de ne pas perdre la main. Ils vivaient dans une pièce divisée par un paravent de carton, avec une porte donnant sur la rue et une autre sur le cimetière. Les voisins se plaignaient de ce que Nigromanta dérangeait les morts par ses hurlements de chienne comblée, mais plus elle hurlait de plaisir plus les morts devaient se sentir heureux d’être dérangés par elle.
La première semaine, je dus m’échapper de la chambre à quatre heures du matin parce que nous nous étions trompés de jour et que l’officier pouvait arriver d’un moment à l’autre. Je sortis par la porte donnant sur le cimetière et courus entre les feux follets, poursuivi par les aboiements des chiens nécrophiles.
Sur le deuxième pont du canal, je vis s’avancer une masse colossale que je ne reconnus qu’au moment où nous nous croisâmes. C’était le sergent en personne, qui m’aurait trouvé dans son lit si j’avais tardé cinq minutes de plus. «Bonjour petit Blanc», me dit-il sur un ton cordial. Je lui répondis sans conviction: «Dieu vous garde, sergent.» Il s’arrêta pour me demander du feu. Je craquai une allumette et m’approchai de lui pour protéger la flamme du vent de l’aube. Quand il se redressa, la cigarette allumée, il me déclara sur un ton enjoué: «Tu sens la pute que c’en est indécent.»
Ma peur s’évanouit plus vite que je ne l’aurais cru car le mercredi suivant je m’endormis, et en ouvrant les yeux je trouvai devant moi un rival outragé qui me contemplait en silence, debout au pied du lit. Ma terreur était si grande que j’avais du mal à respirer. Nigromanta, aussi nue que moi, tenta de s’interposer, mais le mari l’écarta du canon de son pistolet en disant: «Te mêle pas de ça. Les affaires de lit se règlent avec du plomb.» Il posa le revolver sur la table, déboucha une bouteille de rhum, la posa à côté de son arme et nous commençâmes à boire sans dire un mot, assis l’un en face de l’autre.
Peu après, Nigromanta apparut, enveloppée dans un drap et toute prête à faire la fête, mais il braqua son pistolet sur elle et lui dit: «C’est une affaire d’hommes.» D’un bond, elle se cacha derrière le paravent. Nous avions vidé la première bouteille quand le déluge s’abattit. Le géant déboucha la deuxième, appuya le canon de son arme sur sa tempe et planta sur moi des yeux glacés. Il pressa la détente, mais un claquement sec retentit. Il pouvait à peine contrôler le tremblement de sa main quand il me tendit le revolver. «A toi», dit-il.
C’était la première fois que je tenais une arme dans mes mains et je fus surpris de la sentir si lourde et si chaude. Je ne savais pas quoi faire. Une sueur glacée coulait dans mon dos et mes entrailles bouillonnaient d’une écume brûlante. Je n’eus même pas l’idée de tirer sur lui et lui rendis le revolver sans me rendre compte que je renonçais à ma seule chance. «Quoi? Tu chies dans ton froc? s’écria-t-il, ironique et méprisant. Tu aurais pu y réfléchir avant de venir ici.»
Alors le sergent ouvrit le barillet, en sortit la seule douille qu’il contenait et la jeta sur la table: elle était vide. Ce que j’éprouvai en cet instant s’apparentait beaucoup plus à une humiliation terrible qu’à un soulagement.
A quatre heures, l’averse s’était calmée, mais la tension nous avait épuisés et je ne me rappelle pas à quel moment il me donna l’ordre de me rhabiller. J’obéis avec la solennité qu’exigeait un duel. Au moment de me rasseoir, je m’aperçus que c’était lui qui pleurait. Au bout d’un moment il se moucha dans ses doigts et se leva. «Tu sais pourquoi tu repars vivant?», me demanda-t-il. Et il répondit comme pour lui-même: «Parce que ton père est le seul qui ait réussi à me guérir d’une saloperie de chaude-pisse dont personne en trois ans n’avait pu venir à bout »… (Extrait)
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« L’auteur de « Cent ans de solitude », mort à l’âge de 87 ans, a raconté dans ses Mémoires sa première visite au bordel, sa découverte de Cervantès et la première fois où une arme à feu s’est posée sur sa tempe ». Extraits ici:
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«Tu sais pourquoi tu repars vivant?», me demanda-t-il. Et il répondit comme pour lui-même: «Parce que ton père est le seul qui ait réussi à me guérir d’une saloperie de chaude-pisse dont personne en trois ans n’avait pu venir à bout »…
Elle devait être vraiment…géante sa chaude-pisse 😉