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Pour ceux et celles qui l’auraient manqué:
Par Alain Policar
« Dans un ouvrage ambitieux et original, Ronald Dworkin cherche à établir un lien substantiel entre lidée que lunivers est compréhensible et celle que sa beauté relève de linévitable. Pour le philosophe, les athées qui perçoivent ce lien peuvent être qualifiés de religieux. Cette remise en cause des catégories habituelles possède un incontestable caractère heuristique.
Religion sans Dieu, Ronald Dworkin
Le célèbre éditeur protestant, Labor et Fides, a eu la passionnante idée de traduire cet ultime ouvrage du grand philosophe du droit et de la politique, disparu en février 2013.
Le texte est issu des Einstein Lectures que Dworkin fit à Berne en décembre 2011. Il était destiné à connaître dimportants développements, mais, frappé par la maladie durant lété 2012, Dworkin dut se contenter de réviser le manuscrit original.
Lindépendance des valeurs
La thèse centrale est dune grande simplicité: la religion est plus profonde que Dieu. Ce que Dworkin nomme religion doit être précisé, en particulier à lintention des lecteurs pour lesquels le concept est inséparable de la pratique du culte. Rien de tel pour le philosophe américain qui lanalyse comme une vision du monde «aussi profonde que différenciée et complète» (p. 11).
Celle-ci «soutient quune valeur inhérente et objective pénètre tout, que lunivers et ses créatures sont dignes dadmiration, que la vie humaine a un sens, et lunivers un ordre» (ibid.). Dans cette perspective, la croyance en Dieu est une possibilité mais non une nécessité. Dworkin considère que si les dieux sont attrayants, cest essentiellement en raison de «leur capacité supposée à remplir le monde de valeurs et dobjectifs» (ibid.).
Aussi les croyants partagent-ils avec certains athées la croyance en la réalité indépendante de ces valeurs. Cest, daprès lauteur, très précisément ce que pensait Einstein: «De savoir que ce qui nous est impénétrable existe réellement et se manifeste comme la plus haute sagesse et la beauté la plus rayonnante [ ], un tel savoir, un tel sentiment sont au cur de la véritable religiosité. En ce sens, quoiquen ce sens seulement, jappartiens au nombre des hommes profondément religieux» (Einstein in Living Philosophies: The Reflections of Some Eminent Men and Women of our Time, Clifton Fadiman, New York, Doubleday, 1990, p. 6).
Faut-il aller au-delà de linterprétation classique de la pensée du physicien, qui considère quEinstein exprime seulement la conviction que lunivers est gouverné par les lois de la physique fondamentale et quil est, dès lors, compréhensible? Dworkin le pense.
Pour lui, Einstein voulait dire également que la beauté ne fait pas partie de la nature. Elle est située au-delà, ce qui indique quelle ne peut être saisie par la seule compréhension des lois physiques: «La croyance dEinstein était quil existe une valeur transcendante et objective qui imprègne lunivers, une valeur qui nest ni un phénomène naturel ni une réaction subjective à des phénomènes naturels» (p. 15).
Je suis tenté de penser que Dworkin a raison, même si je ne donne pas au naturalisme, quil décrie, le même sens que lui. Est-il, comme il le pense, contradictoire de se dire naturaliste («rien nexiste qui ne soit matière ou esprit», p. 20), et de donner aux idées de justice ou de vie bonne un sens profond?
On a le sentiment que Dworkin désigne par naturalisme une sorte de matérialisme éliminatif pour lequel les états mentaux tels que des croyances et des désirs nexistent pas et nont aucune efficacité causale. Mais le naturaliste peut parfaitement admettre que les raisons de vivre ou dagir ne relèvent pas dune explication naturaliste (par des lois), mais dune explication intentionnelle (par des raisons et des justifications). Je crois, comme Dworkin, que les valeurs sont réelles et fondamentales, «aussi réelles que les arbres ou que la douleur» (p. 20) et, en même temps, je revendique mon adhésion au naturalisme. Ce point ne compromet pas la démonstration, mais il suscite un étonnement, hélas condamné à rester insatisfait.
Arguments en faveur dun réalisme axiologique
Il est incontestable que le mot de religion est utilisé dans des contextes où il ne renvoie nullement à laction de forces ineffables. Il en est ainsi, par exemple, lorsque lattachement à la constitution dun Etat est érigé en religion. Dans cet usage du terme, on fait avant tout référence à des engagements profonds.
La difficulté de distinguer entre une attitude religieuse envers le monde et une attitude non religieuse tient largement au fait que nous sommes en présence dun concept interprétatif, cest-à-dire que lemploi du mot est une prise de position sur ce quil devrait signifier pour moi. Or, pour Dworkin, «la logique requiert quon distingue entre les parties scientifiques et les parties axiologiques dune religion théiste orthodoxe» (p. 17). Cest cette distinction qui introduit, dune part, à la séparation entre Dieu et la religion et, dautre part, à la rencontre entre les théistes et certains athées religieux sur la question des valeurs.
Dans ce que Dworkin nomme leur «versant scientifique» (scientifique, en vertu du contenu et non de la justification), les religions théistes (tout particulièrement, monothéistes) répondent aux questions portant sur la naissance et lhistoire de lunivers, sur lorigine de la vie ou encore sur la question de savoir sil y a une vie après la mort. Dans leur versant axiologique, elles offrent des convictions relatives à la manière dont les hommes devraient vivre et ce à quoi ils devraient attribuer de la valeur.
Ces deux versants sont conceptuellement indépendants. Dès lors, les athées religieux, qui rejettent la science des religions conventionnelles, mais «acceptent limportance objective de la manière dont se déroule une existence comme le fait que chacun ait une responsabilité innée, éthiquement inaliénable, dessayer de vivre aussi bien que le permettent les circonstances» (p. 28), peuvent aisément rejoindre les convictions axiologiques des théistes. Bref, ce qui les unit sur le plan des valeurs est plus important que ce qui les sépare, la science de la religion divine.
Cette catégorie dathée religieux ne manque assurément pas dattrait. Dworkin, sappuyant notamment sur Stuart Hampshire, nhésite pas à ranger Spinoza dans celle-ci. Ce point permet dattirer lattention sur le rapport entre la connaissance et léthique: «Ce qui rend vraies les vérités morales nest pas à trouver dans lautorité de Dieu le père et de Dieu le fils comme le postule la légende chrétienne, mais dans la structure de la réalité et dans la place des êtres humains à lintérieur de celle-ci. Leur fondement est à trouver dans la constitution permanente de la réalité, dans la manière dont les parties se combinent pour former un tout, et donc dans la manière dont les personnes individuelles se combinent pour former des touts sociaux en accord avec les conditions universelles de cohésion et de stabilité» (Hampshire, Spinoza and Spinozism, New York, Oxford University Press, 2005, p. 19). Autrement dit, «la meilleure manière dont les gens puissent vivre consiste à connaître les lois fondamentales de la nature» (p. 39).
Le beau et le vrai
Car, pour Dworkin, la connaissance de ces lois nest pas séparable du sentiment de la beauté objective du monde. Le philosophe se fonde ici sur lidée que Steven Weinberg, parmi de nombreux autres physiciens, défendait: «À de nombreuses reprises, les physiciens ont été guidés par leur sens de la beauté non seulement pour développer de nouvelles théories, mais aussi pour juger de la validité des théories physiques quils avaient développées»(Weinberg, Dreams of a Final Theory, New York, Pantheon Books, 1992, p. 90). Mais sommes-nous réellement autorisés à faire du beau le critère du vrai? A priori, savoir si une théorie est vraie na pas grand rapport avec la question de sa beauté. En outre, compte tenu de notre profonde ignorance de ce quest ultimement lunivers (est-il dailleurs unique? Peut-être, au contraire, est-il un parmi un grand nombre dautres disséminés dans des dimensions que nous ne pouvons imaginer?), lévidence de sa beauté ne tombe pas sous le sens. Serait-il beau par simple coïncidence? On voit mal alors pourquoi le beau serait le critère du vrai.
Il existe une autre possibilité: la beauté en tant que présomption ou, précise lauteur, aspect dune présomption. Les physiciens qui croient à la beauté cosmique pensent également que lunivers possède une unité fondamentale, autrement dit quil existe une explication globale, simple et unifiée de la manière dont lunivers est né et dont il fonctionne, de linfiniment grand à linfiniment petit, explication qui reste à découvrir (on sait que la théorie einsteinienne de la gravitation et ce que lon nomme la «théorie standard», qui concerne la force électromagnétique, la force nucléaire forte et la force nucléaire faible, sont confirmées lune et lautre, mais quelles sont pourtant incompatibles).
Ce rêve dune théorie finale est largement répandu. La quête dune théorie unifiée, qui procède de la conviction que lunivers est compréhensible, entretient de profondes affinités avec lidée de sa beauté transcendante. Et, pour Dworkin, cette recherche de «théories plus simples et de plus en plus globales ne peut sexpliquer comme la simple quête dhypothèses plus fiables, sapprochant davantage de la vérité: elle doit être comprise au contraire comme une quête de la beauté» (p. 56-57). Ces physiciens relèvent donc de lathéisme religieux.
La beauté de l’inévitable
Reste à préciser le genre de beauté dont il est ici question. Il correspond, selon Dworkin, à une beauté que nous connaissons déjà. Nous devons donc «lier la beauté des mondes de la physique à la beauté sensible de notre propre expérience» (p. 60). Or il existe une qualité esthétique partagée: la symétrie, à condition toutefois que nous en proposions une définition convenant à la fois aux exemples de la cosmologie et à la vie ordinaire. Dworkin parle dune «invariance sous une transformation». Autrement dit, «quelque chose atteste une symétrie au regard de quelque transformation lorsque cette transformation laisse quelque chose inchangé» (p. 61). Il ne fait guère de doute que la symétrie occupe une place prépondérante dans la recherche théorique en physique: «La grande percée dEinstein en 1905 consista à mettre la symétrie à la première place, à considérer le principe de symétrie comme la caractéristique première de la nature, la caractéristique qui contraint les lois possibles de la dynamique» (David Gross, « Symetry in Physisc : Wigners Legacy », Physics Today, 48/12, décembre 1995, p. 46).
Mais la question nest pas principalement dexaminer le rôle de la symétrie dans la quête dune théorie ultime. Elle est avant tout de savoir «si la symétrie est en mesure dexpliquer la présomption selon laquelle la théorie ultime révèlera une beauté radieuse» (p. 63). Or, daprès lauteur lui-même, la symétrie peut être très souvent synonyme dennui plus que de beauté (songeons, écrit-il, à un désert sans dunes et sans ombres, qui offrirait une symétrie de rotation complète, et comparons-le à un désert aux dunes et donc aux ombres irrégulières). En outre, si lunivers est symétrique dans un grand nombre de dimensions, il ne lest pas dans le temps, ce qui signifie que le futur est partout différent du passé. Ce qui est arrivé dans lhistoire de lunivers na pu se produire que parce que les symétries initialement présentes se sont brisées. Certes, les symétries de départ sont, dun point de vue théorique, très importantes, mais elles ne suffisent pas à expliquer la présomption de beauté. Il faut donc chercher plus avant.
Si lon souscrit à lidée que lunivers est simplement comme il est sans raison particulière (thèse défendue par nombre de scientifiques), il ny aurait aucun sens à penser quil est beau. Il ne pourrait lêtre alors que par hasard. Or «la présomption de beauté est une présomption quant à la manière dont les choses sont vraiment»(p. 69). Dès lors, Dworkin considère quil faut défendre lhypothèse selon laquelle lunivers est nécessairement ou inévitablement dune certaine façon, hypothèse contenue dans la fameuse phrase dEinstein, réagissant au principe dincertitude de la mécanique quantique: «Dieu ne joue pas aux dès». Ce caractère nécessaire va au-delà de lidée du déterminisme physique: «Ce qui est inévitable, ce nest pas alors seulement ce qui découle des lois de la nature à un moment donné, mais ce que les lois de la nature, ainsi que le point de départ original, doivent être et ont été» (p. 71).
Ce qui est ici exigé, cest donc une théorie dont le pouvoir dattraction réside dans sa complétude logique, une théorie que lon ne puisse modifier sans détruire lensemble de sa structure. Dworkin parle, à propos de celle-ci, dune théorie fortement intégrée. Remarquons, en passant, quil exprime la même exigence, en tant que philosophe du droit. La théorie quil défend, contre le positivisme juridique, est nommée, le plus souvent, pour en souligner lexigence dunité, théorie du droit-intégrité. Mais cette intégration est-elle le produit du hasard ou est-elle explicable autrement ?
On devine sans peine le choix de Dworkin. Il exclut que lexistence de tout ne soit quune «risible» coïncidence. Les théistes, de leur côté, font de Dieu une nécessité conceptuelle, si bien quil devient absurde de supposer que son existence relève du hasard (argument ontologique). Dautres variantes de cet argument constituent autant de tentatives de lui assurer une forte intégration. Les mathématiques, à leur façon, présentent également un fort degré dintégration, notamment en raison de leur isolement conceptuel. Ce dernier explique, selon Dworkin, la forte intégration du domaine axiologique. Un jugement de valeur ne peut être soutenu que par un autre jugement de valeur: Dworkin défend ainsi un réalisme infondé de la valeur. Je ne suis néanmoins pas convaincu quil faille renoncer à la recherche de fondements. Mais peut-on exiger un degré dintégration équivalent pour la physique ?
Il est certain que nous navons pas encore à notre disposition une théorie remplissant les conditions dintégration désirées. Mais si nous étions en possession dune théorie exhaustive ultime, elle montrerait «le caractère inévitable des lois de la nature» (p. 79). Cette théorie ultime remplirait les conditions préalablement énoncées puisquelle mettrait en relation lhypothèse selon laquelle lunivers est compréhensible et la beauté que de nombreux physiciens exigent, beauté qui réside dans le fait que «les lois qui gouvernent tout ce qui existe, dans limmensité de lespace comme dans les détails de lexistence, sont si intimement liées que chacune nest explicable quà travers les autres, de sorte que rien ne pourrait être différent sans quil nexiste rien» (ibid.).
Ce caractère inévitable est-il une appréhension correcte de la beauté? Pourquoi ne pas le considérer comme une propriété du gaz et de lénergie qui, dès lors, serait axiologiquement neutre? Cest la conclusion à laquelle parviendraient les naturalistes (au sens, contestable, que Dworkin donne à ce terme). Ce nest pas celle du philosophe américain. Ce qui lintéresse dans linévitable, cest «lémerveillement des scientifiques qui pensent que la beauté quils perçoivent dans le cosmos est aussi réelle que les électrons, les maux de tête ou les galaxies» (p. 80). Une telle idée ne peut être défendue que si lon interprète ce caractère inévitable «comme un aspect ou comme une dimension de la vraie beauté, de la beauté telle quelle se révèle à travers léventail des beautés terrestres que jai décrites» (ibid.).
Le roman à la chaîne, métaphore de lexigence dintégration
Dworkin applique ici à la cosmologie les principes quil défend dans la philosophie du droit. La théorie, dans un cas comme dans lautre, doit posséder un fort degré dintégration. Dworkin parle, de façon suggestive, pour rendre compte du processus traduisant le travail du juge, dune chaîne du droit, qui peut être décrite comme un roman: «Un groupe de romanciers écrit un roman, chacun à son tour ; chaque romancier de la chaîne interprète les chapitres quil a reçus pour écrire un nouveau chapitre, qui vient alors sajouter à ce que reçoit le romancier suivant, et ainsi de suite. Chacun doit écrire son chapitre pour aider à la meilleure élaboration possible du roman, et la complexité de cette tâche reproduit la complexité du verdict à rendre dans un cas délicat de droit-intégrité» (Dworkin (1986), LEmpire du droit, Paris, PUF, 1994, p. 251). Cette description nest pas très éloignée de la façon dont sont conçues les séries télévisées dont on sait que, entre lépoque de publication de LEmpire du droit et aujourdhui, leur complexité narrative sest singulièrement accrue, rendant dautant plus impératif le souci de cohérence.
Ce qui importe dans cette figure du roman à la chaîne, cest avant tout lidée que les différents auteurs sont au service de luvre. Aussi la dimension de la compatibilité, qui, si elle nimplique pas que linterprétation doive sadapter à chaque passage du texte, exige quelle puisse posséder une capacité dexplicitation générale, sera-t-elle décisive. Ce qui est donc présupposé, cest lidée que le droit est structuré par «un ensemble cohérent de principes sur la justice, sur léquité et sur les principes de procédure garantissant un juste procès» (Dworkin, 1994, op. cit., p. 266). Ce sont les mêmes présupposés qui sont requis en cosmologie. Quil s agisse dune théorie scientifique ou dune grande uvre créatrice, «chacune de ses parties semble essentielle aux autres, son début peut être lu dans sa fin, son sommet dans sa base et son milieu dans ce qui en marque la clôture» (p. 80).
Une excellente illustration de cette idée, telle que Dworkin souhaite que nous la comprenions, se trouve dans la réponse de Mozart, popularisée par le film de Forman, à la remarque de lempereur Joseph se plaignant du trop grand nombre de notes de son Figaro: «Mais, Sire, il y en a juste assez». Façon limpide de dire quune démonstration comme une uvre dart «croissent en beauté à mesure quen sont éliminés des éléments ou des hypothèses superflus, à mesure quil devient évident quils devraient être ainsi» (p. 83). Aussi lhypothèse selon laquelle lunivers est ultimement compréhensible rencontre-t-elle la conviction que sa beauté est réelle.
Louvrage se termine par quelques réflexions de grand intérêt sur la liberté religieuse ainsi que sur la mort et limmortalité. Mais ces problématiques sont assez nettement séparées de celles que nous avons abordées. Elles exigeraient dautres développements, notamment de philosophie politique, qui porteraient atteinte à notre désir de présenter au lecteur une recension dotée dun fort niveau dintégration. »
http://www.slate.fr/tribune/85353/atheisme-peut-il-etre-religieux
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« …une démonstration comme une uvre dart «croissent en beauté à mesure quen sont éliminés des éléments ou des hypothèses superflus, à mesure quil devient évident quils devraient être ainsi»
Une EVIDENCE(!) d’être -ou de devenir- …athée ? 😉