Même pas peur…

Un long chemin ( Huile sur carton )

…  » Cela fera bientôt un an que l’on se voit, me dit Visage-Pâle en guise de bienvenue.
Il est toujours aussi hermétique. Bon, il faudra faire avec. Je me jette à l’eau sans plus attendre.
– J’ai fait un rêve fantastique, qui je le crains, ne vous ferait pas hurler de plaisir si je vous le racontais.
Du coup, c’est moi qui ris dans ma tête, en visualisant Visage-Pâle « hurlant de plaisir » ; ah ! C’est trop !
– Dans la rêverie matinale qui a suivi ce songe, je suis tombée sur un épisode de ma vie, assez singulier : celui où je faisais du stop, poursuis-je. J’avais les moyens de payer mes déplacements entre Paris, Tours ou Rouen, mais une obscure raison me poussait à lever le pouce.
Cela a commencé un samedi matin, au mois d’août. Au hasard d’une balade, j’entre dans un PMU de la Porte de Versailles. J’ai envie d’approcher le monde des parieurs, pour essayer de comprendre cet engouement
Ce jour-là et celui d’après, Ekseption doit rencontrer seul, sa mère, venue de l’île Aux-Trois-Lagons pour un bref séjour. Nous avons convenu de nous retrouver, lui et moi, dans la soirée de dimanche chez une amie commune.
Dans la salle bondée et enfumée du PMU, des parieurs remplissent leurs bulletins en s’aidant le plus souvent, de journaux spécialisés étalés devant eux.
– Je peux ? dis-je à une nana aux longs cheveux noirs, plus très jeune, absorbée à cocher des petites cases.
En guise de réponse, elle libère un coin de table, tout en continuant son occupation.
Je commande un thé et m’amuse à scruter les nombreux acteurs de cette scène ordinaire de bistrot.
– Tu ne joues pas ? demande soudain la nana.
– Si tu veux bien m’aider, je me lance, lui dis-je avec sourire amusé.
– T’as jamais parié aux courses ? C’est bien vrai ? Tiens, regarde ce n’est pas difficile, dit-elle.
Joignant le geste à la parole, elle m’aide à remplir deux bulletins. Elle se lève bientôt.
– Il faut que je me sauve maintenant. Le samedi, je n’ai personne pour garder ma vieille mère. Salut !
Elle s’adresse à deux gaillards qui cherchent, des yeux, une place libre.
– Tenez, si vous voulez, la place est encore chaude.
Elle s’éloigne après un dernier signe amical de la main.
– Vous permettez ?
J’acquiesce. Ils se présentent. Deux kinés désireux d’étancher une petite soif, avant de reprendre la route en direction du circuit des Essarts. Ils comptent participer à une petite course de voitures qui précède celle des Formule 1.
Les nouveaux venus commandent des boissons fraîches et nous échangeons des propos anodins.
– Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, puisque vous êtes libre jusqu’à demain soir, demande le plus grand des deux. Ce serait l’occasion de côtoyer le milieu de la course automobile.
– Pourquoi pas ? dis-je, après une courte hésitation.
Nous convenons de nous retrouver deux heures plus tard, devant le PMU. Ils ont diverses choses à régler. Quant à moi, je désire informer ma copine, de mon escapade imprévue, au cas où Ekseption rentrerait le premier, afin qu’il ne s’inquiète pas.
Deux heures plus tard, nous roulons vers Rouen. À midi, nous faisons halte dans une petite auberge.
Nous parlons de choses et d’autres, quand le plus petit des deux m’interpelle tout à trac.
– Dis donc, ça pourrait s’avérer dangereux pour toi de faire du stop. Tu pourrais tomber sur un malade. Après tout, tu ne nous connais pas.
– Si tu as l’intention de me violer, il faudra aussi te débarrasser de moi après, car tu ne seras plus en sécurité nulle part, dis-je, en le regardant droit dans les yeux.
– Qu’est-ce qui te prend ? dit le grand, irrité.
– Oh ! Si on ne peut plus déconner, maintenant ! répond son copain gêné.
Le week-end se passe merveilleusement bien, mais la « petite phrase » fait son trou dans un coin de ma cervelle. À partir de ce jour, je multiplie les occasions de faire du stop.
Dès la semaine suivante, je me dirige vers la Porte de Versailles. J’attends depuis à peine cinq minutes, quand un jeune homme au volant d’une voiture bleue, fatiguée, s’arrête à ma hauteur. Il me demande où je vais. Je le renseigne.
– Montez, c’est sur mon chemin, dit-il sans aucune assurance dans la voix.
Je sais qu’il ment. Il roule à petite allure, un peu indécis. Il tourne en rond, au hasard des petites routes de campagne, qu’il me désigne comme étant des raccourcis. Le jour commence à baisser. Je ne sais pas du tout où nous sommes. Au bout d’un long moment, il finit par entrer dans un chemin de terre.
– Où est-ce que vous allez, dis-je ?
– Je veux faire l’amour avec vous, répond-il en stoppant la voiture.
– Ca, c’est la meilleure que j’ai entendue depuis longtemps ! Mais moi, je n’en ai aucune envie, mais alors là, aucune. T’as des problèmes avec ta mère ? C’est ça hein ?
– T’as pas le choix, sinon je te laisse là et je fous le camp avec la voiture.
– OK et moi je porte plainte contre toi. Tu pourrais aussi me violer et pourquoi pas me tuer après. Et ce n’est pas aussi facile que tu pourrais l’imaginer.
Il prend peur. Sa mâchoire se crispe. Il fait demi-tour dans un nuage de poussière. La nuit est tombée. Au bout d’un quart d’heure, la voiture hoquette et le conducteur a juste le temps de la garer sur le bas-côté.
– On est en panne d’essence et je n’ai pas de tune, dit-il gêné.
Je descends de la voiture et m’éloigne à tâtons dans la nuit noire, en prenant la direction opposée.
Au bout d’un moment, une voiture arrive à vive allure. Je fais de grands gestes. Elle stoppe à ma hauteur. Une gueule énorme jaillit par la fenêtre de la portière, en aboyant furieusement.
– Sultan, couché ! dit le conducteur qui se penche légèrement afin de m’observer.
Je raconte brièvement ce qui m’arrive.
– Je peux vous déposer à la gare du prochain patelin, propose-t-il en ouvrant la portière.
Il roule à vive allure, pendant que les « Sixties » se déchaînent sur son lecteur de cassettes. C’est au moment où il s’éloigne de la gare, où il m’a laissée, que je me rends compte que j’ai roulé en Porsche.
Une autre fois, c’est une camionnette qui me prend en stop. Une demi-heure plus tard, le chauffeur me propose une partie de jambes en l’air. Je lui explique que je suis lesbienne et que les hommes me dégoûtent. Il me regarde, très émoustillé.
– Cela n’a aucune importance, t’as qu’à te laisser faire, insiste-t-il.
– Tenez, laissez-moi ici, dis-je, en désignant la bretelle d’accès d’une station-service.
Il hésite un moment. J’ouvre la portière. Il freine aussitôt. Je pense qu’il sait que je vais sauter.
La fois d’après, c’est un routier qui me propose de m’emmener. Le chauffeur me dévisage de la tête aux bottes en passant par mon chemisier écossais à manches longues et mon jean roulé du bas. Il a la tête et l’allure que je prête à Van Gogh en période de crise. C’est-à-dire les cheveux roux, les yeux fous et le visage animé de tics nerveux. Si j’avais l’intention de me faire peur pendant deux cents kilomètres, c’est bien parti pour. Il met en marche sa grosse machine, quand j’ouvre la portière.
– Deux secondes, s’il vous plaît. Je dois passer un coup de fil de la cabine d’en face, dis-je en évitant de le regarder
Nous voilà partis. Il monologue sur tout et sur rien pendant un bon moment.
J’acquiesce de temps à autre, par politesse. Tout à coup, sa conversation prend un tour plus précis. Il se met à raconter ses exploits sexuels. Comme dit la chanson : « même un enfant ne le croirait pas. »
– La dernière fois, j’ai pris en stop deux filles. Au bout d’une demi-heure, j’ai dû stopper le camion. Elles se sont jetées sur moi et on a fait l’amour comme des bêtes, là, dit-il en désignant derrière son siège, un couchage à demi caché par un rideau sale.
La nuit tombe. Dans la lumière des phares, il avise un panneau indiquant une aire de repos.
– Et si je stoppais là, on pourrait s’amuser un peu ?
– C’est non ! dis-je catégorique. Vous n’avez qu’à me laisser là et vous en aller.
– Et si je te sautais quand même ?
– C’est ça, et pourquoi pas me tuer ensuite, pour éviter la prison ?
– T’as raison, pourquoi pas ? dit-il, en ricanant bêtement.
– Eh bien vas-y ! Ne te gêne pas ! Tu te souviens que j’ai téléphoné avant le départ ? J’ai refilé le numéro de ton camion à ma copine, que je dois d’ailleurs rappeler à mon arrivée.
-Je me demande ce qui me retient de te foutre une branlée, dit-il, en bégayant de rage.
Le conducteur se renfrogne sur son siège. Il conduit à vive allure sous la pluie qui gicle des nombreuses roues du semi-remorque. Enfin on arrive. Il stoppe devant un Routier à l’entrée de la ville. Un concert de sifflets nous accueille. Le chauffeur demande une bière et moi le téléphone. Ekseption est heureux d’entendre le son de ma voix. C’est réciproque. Il vient me chercher. Le routier ne saura jamais, que je n’ai téléphoné à personne avant notre départ de Paris.
Il y a aussi cette fois où j’ai fait du stop en pleine ville, sur le boulevard, en face de la piscine de Rouen, pour aller à Paris. Une voiture s’arrête aussitôt. Elle démarre à peine, quand le conducteur sans dire un mot, pose la main sur ma cuisse recouverte de mon jean. Sans un mot, j’ouvre grand la portière et sors mes jambes dans le vide, m’apprêtant à sauter. Il freine brutalement. Je descends. Il redémarre un peu « secoué », dans un concert de klaxons et sous les quolibets de ceux qui le dépassent.
Je regarde Visage-Pâle, qui semble intéressé par mes propos.
– Vous pensez sûrement que je voulais me faire sauter, lui dis-je.
– C’est évident, répond-il, sans l’ombre d’une hésitation.
– Eh bien, vous avez tout faux. Si cela avait été le cas, je serais montée tout bonnement dans une chambre d’hôtel. En réalité, c’est comme si j’organisais à chaque fois, une sorte de combat de coqs dans une toute petite arène et sans spectateur. Arène où la violence et peut-être la mort pouvaient surgir réellement. J’en suis toujours sortie gagnante, morte de trouille, mais « vainqueuse ». Vous avez remarqué qu’il n’y a pas de féminin à vainqueur alors qu’il y en a à vaincu. Bref, j’avais perdu contre deux hommes, M. Hef, mon géniteur et Brutus, le mari violent. J’avais décidé de « gagner » contre tous les autres. Je ne sais pas ce qui a mis fin à ce comportement un peu suicidaire tout de même. Peut-être, la certitude acquise à un moment donné, que je saurais me défendre désormais contre « EUX ».
Visage-Pâle lorgne son petit réveil. Je lui tends son chèque déjà rempli.
Ekseption n’a jamais fait la moindre allusion à mon étrange comportement. A l’époque, je ne comprenais rien non plus à ma démarche. J’obéissais tout simplement à des pulsions concoctées par mon inconscient, un peu comme je l’avais fait quand j’avais épousé Brutus.
Inutile de préciser que, désormais, je me sens incapable de faire à nouveau du stop, pour quelque raison que ce soit « …

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Auteur : Tingy

Romancière féministe : je viens de publier " Le temps de cuire une sauterelle " :-)) Et de rééditer : "Le Père-Ver" et "Le Village des Vagins" (Le tout sur Amazon) ... et peintre de nombreux tableaux "psycho-symboliques"... Ah! J'oubliais : un amoureux incroyable, depuis 46 ans et maman de 7 "petits" géniaux...

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