
CHAPITRE V
Visage-Pâle est allé chez le coiffeur. Il arbore une chemisette jaune clair qui lui donne l’air moins neutre.
À la réflexion, je pense que j’essaie de prendre mes désirs pour la réalité. En fait, il est toujours coincé et moi aussi.
– Et alors ? consent-il à laisser échapper.
– Vous ne pourriez pas trouver une autre formule ? dis-je, agacée.
– Êtes-vous obligée de garder vos verres solaires ? me dit-il en guise de réponse.
– Après la séance raccourcie de la semaine dernière, je suis tombée sur M. Hef, à Bonnières-sur-Seine, je veux dire en souvenir, pas pour de vrai, dis-je sans transition.
Visage-Pâle acquiesce avec un soupçon de sourire qui signifie sûrement » : je ne suis pas débile, j’avais compris que vous n’aviez pas pris le Boeing pour aller le retrouver. »
Du coup c’est moi qui me sens idiote. Je prends le parti de l’ignorer et je continue mon monologue.
– M. Hef m’avait invitée chez des parents de sa femme où il logeait pendant son séjour en France. Après trois heures de train, je découvris une gare vide et froide. J’ai pensé un instant que je m’étais trompée de jour ou d’heure, mais je me suis rappelé que j’avais téléphoné la veille pour justement écarter tout malentendu.
La pendule murale, aussi laide que la grande pièce glaciale, égrenait les secondes au même rythme que mon grand-père égrenait son chapelet, quand j’avais dix ans.
Indécrottable, j’étais. Mon imagination repartait pour des tours, sans tenir compte des pertes sans profits du passé. Elle me projetait une séquence où M. Hef, tout essoufflé, franchissait la porte d’entrée de la salle d’attente. Il se précipitait sur moi, comme la foudre sur le paratonnerre, l’il humide et les bras grand ouverts. Au mépris de toute logique et dans un délire complètement surréaliste, je lui glissais une rose rouge dans la main, à mon intention bien sûr…
Ce scénario primitif ayant manifestement échoué, ma folle du logis se mit à inventer à M. Hef une maladie soudaine, un horrible accident, une panne d’essence en rase campagne. Oui, c’était sûrement çà, il avait l’habitude de mettre très peu d’essence à la fois, dans sa voiture… Pour faire des économies.
Une heure s’écoula. Le chef de gare vit mon air désemparé.
– Alors ma petite dame on vous a oubliée ?
– Sil vous plaît monsieur, à quelle heure pourrais-je avoir un train pour Tours, dis-je en guise de réponse.
-Tenez, il y en a un qui s’en va à l’instant. Pour le prochain et il faudra patienter deux heures.
Au fond ce n’était pas plus mal que M. Hef m’ait oubliée. Des fois qu’il m’aurait pris l’élan insensé de me jeter dans ses bras en lui disant qu’il m’avait beaucoup manqué. Le ridicule ne tue pas, je sais, mais la dérision de l’âme met le cur à vif.
Je me mis en relaxation. Je me relâchais contre le dossier de mon siège et fermais les yeux… Jinspirais calmement et amplement. Je soufflais de même. Un instant plus tard une onde bienfaisante se répandit dans mon corps. L’anxiété et la révolte s’éloignaient. Je me mis à visualiser un champ de coquelicots inondé de soleil, où le bourdonnement des mouches à miel et autres, m’engourdissait.
Au bout de ce qui me parut une éternité, je le vis arriver avec sa démarche un peu dandinante, si caractéristique. Lui, aucune excuse, moi aucun reproche. Je me forçais à ne ressentir rien de précis.
Mon séjour s’annonçait agréable. Non, M. Hef n’y était pour rien ! La famille de Bonnières m’accueillit de façon simple et chaleureuse. Une famille de dix enfants, dont certains avaient fondé leur propre foyer. Tout ce petit monde était très proche les uns des autres. Pour la première fois je visionnais de l’intérieur le spectacle fascinant pour moi, d’une famille indéfectiblement unie par la tendresse bien sûr, mais aussi très soudée dans les peines et dans les joies. La cohésion et l’harmonie perceptibles, n’étaient pas le fait de l’ascendant qu’aurait pu exercer l’un ou l’autre de ses membres sur le reste de la famille. Au contraire, elle était la résultante d’un perpétuel don de soi de chacun d’eux à la famille tout entière. Un vrai régal. On en redemanderait, une grosse louche !
Par contraste, l’égoïsme, la pingrerie, l’étroitesse de cur de M. Hef devenaient grotesques. Je l’observais à la manière d’un ethnologue qui noterait tous les détails d’une espèce rare, même pas en voie de disparition.
Un incident survint pendant cette semaine, donnant au personnage un éclairage sans clair-obscur. M. Hef avait débarqué avec deux grosses valises, dont l’une était déformée tant elle était bourrée de cadeaux. Non, il n’y en eut pas pour moi. Dans cette caverne d’Ali Baba se trouvaient un mortier de pierre et son pilon. Un habitant de L’île-Aux-Trois-Lagons avait chargé M. Hef de le remettre à un imprimeur chinois parisien, qui reproduisait des lithographies. Ce métier m’intéressait, aussi, j’acceptais d’accompagner M. Hef, qui emmena avec lui son hôte. Nous arrivâmes à Paris dans l’heure de midi. Le pilon fut remis à l’imprimeur, pendant que j’observais un employé déposer des couches de couleurs successives sur une grande affiche. Le Chinois remercia poliment le commissionnaire et s’en retourna à ses affaires. M. Hef fut bien déçu, car il s’attendait à une invitation à déjeuner. Nous allâmes dans un petit restau sympa, non loin de la gare Saint-Lazare. Après avoir examiné la carte, M. Hef s’adressa au serveur les papilles émoustillées.
– Pour moi, ce sera un steak « Marchand de vin » et pour M., un hachis Parmentier.
– Bien ! et pour vous, Madame ?
– Monsieur a changé d’avis, il voudrait un steak frites, dis-je au serveur après avoir demandé son avis à notre hôte. C’est moi qui prendrai le hachis Parmentier. Et vous m’apporterez l’addition.
M. Hef ne pipa mot, soulagé de manger sans bourse délier.
J’ai pensé un moment qu’il était « à sec » ce jour-là. Mais je me suis rapidement rendu compte de mon erreur, car sur le chemin du retour, il s’arrêta dans un PMU et joua des sommes importantes.
Cette anecdote n’est pas un fait isolé. Deux jours plus tôt, un de ses fils (un faux, mais quand même), l’avait invité à pique-niquer à Rouen. Le sandwich jambon-beurre l’ayant mis de fort méchante humeur, sans faux-semblants, il prit sa vraie famille et se restaura dans un Routier, abandonnant sur l’herbe l’ersatz humilié. Il revint deux heures plus tard, le ventre et l’humeur apaisés. Tout le monde, vrai et faux, jura, mais un peu tard, qu’on ne les y reprendrait plus.
– Ce sera tout pour aujourd’hui, décrète soudain Visage-Pâle, que j’avais complètement oublié.
Je lui remets son chèque.
Mais je n’ai pas terminé, moi, dis-je dans ma tête, pendant qu’il me raccompagne à la porte de sortie.
Aujourd’hui, Ekseption a des rendez-vous toute la journée et la nénène récupère les enfants après la classe. Je décide de m’acheter un croque-monsieur plus un jus de mangue et je me rends à la plage de L’Ermite, complètement déserte à cette heure-ci. Je me cale entre deux racines déchaussées d’un vieux filao. On aurait dit un grand faucheux, dont les pattes seraient prisonnières du sable blanc. Tandis que je mastique, mon esprit retourne à Bonnières, retrouver M. Hef.
Pêle-mêle, des phrases ou des scènes ressurgissent du passé. « On n’apprend pas au vieux singe à faire la grimace. Je lâche mes coqs, rentrez vos poules. Votre mère ne veut pas se soumettre. Les mères célibataires sont seules responsables, car un homme « secoue sa culotte ». C’est mieux d’être un homme, car on n’a pas de règles tous les mois ».
Un jour, j’étais en troisième, et quelqu’un à la maison parla des grandes vacances d’été.
– Tu peux quitter l’école, si tu veux, m’avait dit M. Hef d’un ton faussement détaché.
– Pour faire quoi ? avais-je demandé surprise.
Son silence dépité me fit comprendre qu’il ne désirait plus s’occuper de moi, financièrement parlant. Le message fut reçu cinq sur cinq. Je préparais, sur-le-champ, le concours d’entrée à l’École Normale et fus reçue.
Jusqu’à la fin de ma scolarité, je serais nourrie, logée et je percevrai un petit pécule en fin d’année pour m’habiller. Ma Mère-Grand insista pour que je continue à coucher chez elle. Je fus donc « interneexternée ».
Je me souviens de ce jour où il nous raconta l’histoire édifiante du fils du roi, juste après le dîner. Il était une fois un roi, qui n’avait qu’un seul fils. Alors qu’il était encore tout jeune, il le mit sur un meuble haut et lui demanda de sauter en bas.
– Je te recevrai dans mes bras, n’aie pas peur, lui avait-il dit.
Le jeune enfant n’est pas rassuré. Il fait promettre à son père de faire bien attention de ne pas le laisser choir par mégarde. Le père dissipa ses craintes.
– Comment, moi, ton père, pourrais-je te laisser tomber ? argumenta-t-il, la main sur le cur.
Le fils sauta de tout son élan. Le père le laissa froidement s’écrabouiller par terre.
– Tu apprendras, mon fils, qu’il ne faut faire confiance à personne, même pas à son père.
Une autre leçon de M. Hef me revient en mémoire. Ma Mère-Grand devait déménager, car elle s’était fait construire une jolie maison à la limite sud de la ville. Depuis des années elle avait peur que sa vieille case, ne lui tombe sur la tête. À tel point que lors du passage des cyclones, elle s’asseyait à mi-hauteur de l’escalier qui menait aux chambres. Elle espérait ainsi, à la fois, pouvoir porter secours à mon grand-père qui ronflait profondément, et dégringoler l’escalier au plus vite. Elle avait donc vendu la vieille demeure. Son fils unique, M. Hef, lui proposa de lui trouver un camion et des hommes de mains à un prix raisonnable, auprès de l’administration où il était cadre. Elle accepta, heureuse. En fait, il lui fera payer le prix fort pour un camion et des ouvriers qu’il s’était procurés gratuitement. Je le sus parce qu’il me mit dans la confidence. Il faisait de moi sa complice. Le seul moyen, dont Je disposais pour me sentir propre était de le dénoncer. Ce que je ne fis pas bien sûr. Je n’étais pas fière de moi ce jour-là, même si M. Hef était tout heureux de m’avoir enseigné qu’il fallait aussi se méfier de ses propres enfants. IL fera pire quelques années plus tard, en bradant pour une bouchée de pain la maison de sa vieille mère qui finira ses jours à l’hospice. Elle avait eu le malheur de mettre sa villa sous le nom de son fils unique pour qu’il n’ait pas de droits de succession à payer !
Il me posa en jour, une devinette qui selon lui mettait en évidence, de manière irréfutable, l’existence de Dieu.
– Qui existait avant l’autre, la poule ou l’uf ? demandat-il, assuré de me mettre dans l’embarras.
– Je ne sais pas moi. C’est peut-être l’uf ou peut-être la poule, quelle importance ? répondis-je.
– La poule sort de l’uf et l’uf sort de la poule. Au début, il a donc fallu un créateur et ce créateur c’est Dieu conclut M. Hef triomphant.
– Je ne suis pas du tout d’accord avec toi lui disais-je. Pour toi c’est Dieu. Pour moi, c’est peut-être lui, peut-être « quelque chose d’autre ». C’est sûr, il doit y avoir une réponse, mais en l’état actuel de la science on ne la connaît pas. Ta certitude est basée sur la foi et non pas sur des preuves. Bon, supposons que je sois d’accord avec toi. Dieu a créé, mettons, la poule en premier. Maintenant c’est à toi de répondre, qui a créé Dieu ?
– Mais personne, puisque Dieu s’est créé lui-même, répondit M. Hef, scandalisé.
– Et la poule aussi, dis je. Je ne vois pas pourquoi tu serais le seul à affirmer quelque chose sans la moindre preuve.
– Mais, j’y pense, toi qui n’es pas croyante, tu peux faire tout ce que tu veux sans jamais commettre de péché dit-il sans transition, un peu envieux.
Je n’en croyais pas mes oreilles, il confondait morale et religion.
– Tu te trompes répliquais-je, c’est toi qui peux commettre les pires forfaits. Il te suffit ensuite d’aller te confesser, pour te sentir blanc comme neige. Quand j’ai fait une nuisance à autrui, je dois en supporter les conséquences toute ma vie, car j’ai des comptes à me rendre. Je n’attends de pardon de personne, même pas de moi. C’est pour cela que j’essaie, j’ai bien dit j’essaie, de nuire le moins possible. Je trouve que le pardon n’est ni rédempteur, ni moral, mais profondément injuste. Pour moi ce qui est fait est fait, de façon indélébile. Tout ce qui reste à faire c’est de ne pas recommencer. Jamais rien, ni personne, ne peut effacer les préjudices que l’on cause à autrui ou à soi-même d’ailleurs, par nos mauvaises actions. Les lois peuvent proposer une compensation financière ou carcérale. Cela n’efface pas « l’ardoise » bien sûr. J’ai toujours trouvé insupportable qu’un assassin demande à sa victime de lui pardonner. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Il faudrait qu’en plus de l’horreur subie, la société, la victime et les survivants, soulagent la conscience du criminel ?
On peut regretter ses actes et décider de ne plus les commettre, mais c’est une affaire entre soi et soi ! On n’a pas à demander pardon, on ferme sa gueule et on crève, si on peut. Je sais, « on » ne peut plus, car la peine de mort a été abolie. Tant mieux pour on et tant pis pour nous. Je trouve aussi que les circonstances atténuantes constituent l’injustice totale, car la victime, elle, n’en a bénéficié d’aucune, de la part du coupable.
Dans la vie de tous les jours le pardon est négatif car il partage la société en deux clans : les profiteurs et les baisés.
Pourquoi les « méchants » changeraientils, puisqu’en face ils trouvent les « bons » qui leur pardonnent tout? Ils seraient bien bêtes de ne pas en profiter ! En fait, je ne pense pas que la victime pardonne par grandeur d’âme mais plutôt par lâcheté.
Je n’ai jamais pensé non plus, qu’il fallait nourrir et entretenir sa vengeance. Chacun sait que cela requiert une énergie dingue. C’est vrai, on a mieux à faire. Il est préférable de garder cette énergie pour soi, pour se faire une vie plus belle. Je pense qu’il faut « ranger » soigneusement le mal reçu « au grenier », mais surtout ne pas « l’effacer », afin de ne pas recommencer les mêmes expériences désastreuses par la suite.
La plage est toujours déserte, un petit vent frais soulève des vaguelettes qui se courent après dans le lagon. Le soleil galope vers l’horizon en jouant à cache-cache avec de gros lambeaux de nuages immobiles ou l’inverse. J’ai un peu froid, inconsciemment je retourne à Bonnières. Ça tombe bien, Monsieur Hef me demande de passer un chic manteau rouge qu’il extrait d’un emballage de grand magasin. Un peu étonnée, je m’exécute, incrédule devant ce que mon imagination commence à inventer.
– C’est un cadeau pour ma femme. Je voulais m’assurer qu’il lui irait, car vous avez à peu près la même taille, précise M. Hef.
Une chose est sûre, pour moi maintenant : il pense à faire des cadeaux à sa famille. Mais à la vraie uniquement.
Je décidais d’abréger mon séjour à Bonnières. À la fin du dîner, j’avertis mon hôtesse que je partais tôt le lendemain. Elle insista avec chaleur, pour me faire changer d’avis. Sans la présence de M. Hef dans les lieux, je me serais bien laissée tenter. Elle n’était qu’un peu plus âgée que moi, mais j’avais l’impression de séjourner chez ma mère. Pas la Mère-Morte, mais ma Mère-Chimère.
– Avant que tu partes, j’aimerais te demander quelque chose dit-elle.
Voyant mon air interrogateur, elle continua.
– Je voudrais que tu me montres ce qui il y a dans ton grand carton à dessin, si c’est possible bien sûr.
J’accédais à sa demande avec joie. Elle me questionna sur les tableaux que je sortais un à un du carton. À un moment donné M. Hef qui était resté à table, à discuter avec son hôte, jeta un regard distrait sur notre groupe. Il se leva, s’approcha et regarda longuement mes uvres.
– Je ne pensais pas… J’étais loin d’imaginer que tu étais aussi douée.
Je sais, il y a eu une foule de choses que tu n’as jamais voulu savoir me concernant répondis-je dans ma tête.
Je ne désirais pas ouvrir la vanne de mes frustrations filiales. Je me sentis soudain très lasse. Je lui fis un baiser d’adieu et aux autres pleins de bisous de remerciements.
À l’impossible, nulle n’est tenue !
Le soleil est suspendu au-dessus de l’horizon, hésitant à faire le plongeon. Il finit par s’immerger lentement, laissant derrière lui une petite émeraude à peine entrevue.
Ekseption doit être rentré à l’heure qu’il est.
Je prends le chemin de la maison et commence déjà à percevoir la chaleur paisible qui y règne. J’essaie d’imaginer ce que la nénène a bien pu faire à manger aux enfants. Avec eux la marge de manuvre est étroite : steak frites, pâtes au gruyère, saucisses purée. À moins que leur père n’y ait mis son grain de sel !
A suivre…