Le Père-Ver chapitre VII ( roman, épuisé)

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CHAPITRE VII

Je patiente dans la petite salle à la lucarne haut perchée. La fraîcheur verte et humide du jardin d’hiver mural me fait penser à un décor de pub pour chewing-gum à la chlorophylle.
Sans aucun rapport, le rêve que j’ai fait au cours de la nuit, me revient en mémoire. C’est une sorte de sketch.
Visage-Pâle, s’avance sur une petite scène rouge, noire et or, brillamment éclairée. Il tient l’unique rôle. Au centre de la salle plongée dans l’obscurité, je suis la seule spectatrice. L’acteur traverse la scène pour venir ouvrir une grande porte noire et capitonnée qui trône seule comme un paravent, au milieu du décor. La même scène se reproduit des dizaines de fois. Je ne sais quel signal lui ordonne de recommencer, parce que ce n’est pas la bonne façon de jouer. Je comprends à un moment donné que l’ordre de stopper ce numéro de  » Sisyphe l’automate », doit venir de moi : je dois applaudir. Je sursaute car Visage-Pâle m’ouvre réellement la fameuse porte capitonnée, la vraie.
Je ne saurai jamais comment se termine le sketch, car dans mon rêve aussi, je me suis réveillée avant la fin.
Après un moment d’observation réciproque, je plonge.
– Je voudrais à la fois parler de mon double et du temps. Il y a sûrement, pour moi, un rapport entre les deux que je ne saisis pas pour l’instant.
Relâché dans son fauteuil, les bras croisés, Visage-Pâle acquiesce avec un très léger soupçon de sourire. Quelquefois ce type devient presque humain. Je continue mon monologue.
– Le temps, pour moi, n’a pas la même durée que pour la majeure partie des gens. Je n’arrive pas à savoir si on m’a volé des années ou si je les ai escamotées. C’est sûr je n’ai pas l’âge « affiché » par ma date de naissance. Mon horloge intérieure n’indique pas le même temps que l’horloge universelle. Il y a des lustres que cela dure et je suis toujours étonnée de voir comment involontairement, je manipule et déforme le temps qui passe. Tel événement s’éloigne à une allure vertigineuse vers le passé, alors que tel autre paresse à la porte d’hier. Dans la vie de tous les jours, je simplifie à l’extrême mes rapports au temps. Quand je fais allusion à tel fait passé, c’est toujours le mot hier qui est utilisé, que cela se soit passé la veille ou depuis trois mois. De même pour un événement futur, j’emploie le terme demain, dès lors qu’il n’appartient plus au domaine du possible mais déjà à celui du certain, même s’il doit avoir lieu dans quinze jours. Mes rapports au temps me laissent le loisir de compacter menu un grand espace de malheur et de dilater à l’infini une parcelle de bonheur.
Cette habitude de manipuler les jours, les mois et les années, me conduit à escamoter le temps présent d’une façon quasi permanente. Je veux dire par-là que je vis chaque jour, perpétuellement enceinte de mon futur.
À vingt ans je me précipitais vers la trentaine que j’enjambais en courant pour attraper quarante ans… Cette poursuite infernale s’arrête pendant les voyages. Chaque seconde s’étire alors et lézarde paresseusement. Ma pensée ne se projette plus dans un futur fébrile. C’est ici et maintenant. Le temps présent devient une immense plage dorée et tiède, où je dessine ma vie en arabesques légères que la vague du passé hésite à venir effacer.
Mais l’époque des voyages n’est pas encore arrivée. Elle fera partie de ma seconde vie.
Je suis encore au jour où je quitte le domicile de ma Mère-Grand, le matin de mon mariage avec l’étranger. J’ai les yeux secs, le cœur à vif et les mâchoires serrées. J’ai l’absolue certitude que dans une heure, je vais signer mon arrêt de vie. Mais rien ni personne ne peut plus stopper la machine infernale que M. Hef a déclenchée dans ma tête.
Je veux aller au bout de ma désespérance. Certains boivent, d’autres se droguent, d’autres encore se suicident, un peu ou beaucoup. Moi je voulais seulement me faire du mal, beaucoup de mal, je me faisais horreur. Monsieur Hef n’aurait pu faire un meilleur choix : Brutus allait me conduire en enfer.
Après avoir embrassé une dernière fois ma Mère-Grand, je m’installe au volant de ma 4 CV bleu ciel. Je démarre sans jeter un seul regard en arrière.
C’est alors que je sens sa présence. En apparence, mais en apparence seulement, je vivrai à peu près normalement. En réalité, désormais, je serai deux : Ella et moi. Il y a quelques mois, quand mes yeux ont tellement débordé à l’enterrement de l’espoir d’avoir un père, c’est elle qui était assise auprès de moi, sur les marches de l’escalier raide.
J’ose regarder Visage-Pâle et bravement je continue.
– Elle est en ce moment assise là, à côté de moi. En réalité au début nous étions trois. Il y avait aussi la petite qui restait assise par terre contre la cloison avec sa poupée sur les genoux. Mais elle a disparu depuis un bon moment.
Visage-Pâle est resté impassible. Je ne croise pas son regard, car il écrit sur sa fiche. C’est sûr, il doit me prendre pour une folle en plein délire. Je m’en fiche.
Visage-Pâle a toujours les yeux fixés sur son petit bristol. Tant mieux, ainsi je ne risque pas de croiser son regard. Et tant pis, car il a dû noter des horreurs sur moi. Mais ça m’est égal. Je continue mon monologue.
– Je sais que vous ne la voyez pas, mais ça n’empêche pas qu’elle soit réelle pour moi. Elle m’accompagne partout. Je ne la fabrique pas, au gré d’un délire subit. Elle est là, réelle. Nous sommes un peu comme des siamoises. Deux personnalités dans un même corps. Elle n’est pas un fantôme ni une hallucination, encore moins une espèce d’ange gardien ou de conscience.
Ella est saine et gaie, pleine de vitalité, rebelle, artiste, un peu marginale.
Pendant sa vie avec Brutus, l’Autre menait une existence merdique, qui n’avait aucun sens, sans but et sans espoir, dans la grisaille et le noir.
Jour après jour, l’Autre vivait une longue, une interminable nuit, avec un entêtement, une obstination, une détermination, et une constance jamais démentis.
Ella ne la quittait pas d’un pas. Elle dialoguait, argumentait, discutait, racontait, mais ne convainquait jamais. Ce n’était pas grave, car là n’était pas le but recherché. Elle voulait seulement construire une passerelle, tisser un lien, être une présence. Sinon, elle le savait, l’Autre risquait de se perdre définitivement au fond d’elle-même. Ella voyait l’Autre devenir de jour en jour, plus passive, absente, indifférente, transparente, accepter sans broncher, les vociférations, les insultes, les coups, les railleries, les assauts sexuels. Chaque jour l’autre s’enfonçait un peu plus dans une grisaille épaisse et poisseuse. Chaque heure s’étirait longue, infiniment longue à vivre et chaque chose prenait la couleur et la densité du plomb. D’un plomb à la fois lourd et vide. L’Autre trouvait sûrement une jouissance dans ce vide opaque et nauséeux qui la fascinait, car elle demeurait rivée à cette non-vie.
Parfois Ella prenait la place de l’Autre, mais pas pour longtemps. L’Autre, très vite, s’enfonçait de nouveau dans son épais brouillard.
Plus tard quand l’Autre recouvra sa liberté, Ella continua à partager sa vie dans l’espoir de lui apprendre un jour, à s’aimer un peu.
Mon regard rencontre celui de visage-Pâle qui m’observe.
Après quelques minutes de silence je conclus.
– Je vous disais en début de séance que je ne voyais pas le rapport entre la manipulation du temps et la présence d’un double. En fait, je les ai utilisées comme des cannes anglaises pour traverser mon existence merdique.
– On en restera là pour aujourd’hui. Je vous informe que je serai absent deux semaines dit Visage-Pâle en rangeant sa fiche.
Pendant qu’il me raccompagne à la porte, je décide de continuer « les séances » chez moi, de crainte de fermer définitivement les vannes que j’ai eu tant de mal à maintenir ouvertes. Je prends la décision de consigner par écrit tous mes errements dans le passé, afin de les communiquer à Visage-Pâle dès son retour.

(A suivre)…

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Auteur : Tingy

Romancière féministe : je viens de publier " Le temps de cuire une sauterelle " :-)) Et de rééditer : "Le Père-Ver" et "Le Village des Vagins" (Le tout sur Amazon) ... et peintre de nombreux tableaux "psycho-symboliques"... Ah! J'oubliais : un amoureux incroyable, depuis 46 ans et maman de 7 "petits" géniaux...

2 réflexions sur « Le Père-Ver chapitre VII ( roman, épuisé) »

  1. J’ai aussi « signé » mon arrêt de…mort, plus tard ! Mais la vie était bien accrochée à mon âme perdue !
    Pour mon plus grand bonheur présent,et celui de ma famille CHOISIE !
    Mais avant,il faut, un jour ou l’autre, payer le prix de ses erreurs, même si l’on a des circontances atténuantes; ce qui fait reculer plus d’un ! (Nous ne sommes pas que des « victimes »!)
    Oui, au psy, pour le check up et… le check out ! Et VIVA la VIDA !
    T’M bien.

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